CHANTAGE A LA CORRECTIONNALISATION : QUAND LA JUSTICE ACHÈVE LES FEMMES VICTIMES DE VIOL

Le 30 janvier 2014, sur nos conseils, Mme P. refuse1 la correctionnalisation des viols commis par son ex-mari à son encontre

Le 19 mars 2015, le juge d’instruction rend une ordonnance de correctionnalisation et de renvoi devant le Tribunal correctionnel

Que s’est-il donc passé entre temps ?

Depuis le début de l’année 2014, Prendre Le Droit intervient auprès de Mme P., victime pendant 22 ans de violences sexuelles, physiques et psychologiques commises par son mari. Elle a déposé plainte contre lui en 2011 pour viols et au moment où nous la rencontrons, l’instruction touche à sa fin après des aveux partiels du mari durant la confrontation.

L’intervention de Prendre Le Droit

Elle fait appel à nous car son avocate la harcèle depuis plusieurs semaines pour qu’elle accepte que sa procédure soit correctionnalisée, c’est à dire que son mari ne soit pas jugé par une Cour d’assises mais par un Tribunal correctionnel. Par un tour de passe-passe juridique, les viols, des crimes, seraient ainsi transformés en agressions sexuelles, donc en délits.

Mme P. ne parvenait pas à s’opposer franchement à son avocate sur ce point, cette dernière lui assénant qu’elle éviterait ainsi les Assises qui seraient une épreuve dure pour elle, qu’elle aurait plus de chance d’obtenir une condamnation du Tribunal correctionnel composé de juges professionnels et qu’il serait difficile de faire comprendre à des jurés (au peuple !) les ressorts du viol conjugal, encore « tabou » dans notre société. En quelque sorte, les arguments classiques en faveur de la correctionnalisation des viols.

Nous l’avons reçue en urgence. Elle avait déjà consulté d’autres associations avant nous qui se sont révélées incapables de lui expliquer les enjeux d’une telle décision, ou qui n’ont pas souhaité lui donner un avis tranché2 .

Nous avons exposé à Mme P. les enjeux et risques de la déqualification des viols en agressions sexuelles, c’est à dire :
– le fait que le violeur encourait une peine moindre s’il était jugé par le Tribunal correctionnel (il encourt 20 ans devant une Cour d’assises mais seulement 7 ans en correctionnelle);
– que la présence de juges professionnels ne lui garantissait pas forcément une condamnation ni la sérénité des débats, notamment si le procureur décidait de requérir finalement la relaxe ;
– que devant le Tribunal correctionnel, l’affaire serait jugée en quelques heures au milieu des vols à la tire et des trafics de stupéfiants alors que la Cour d’assises consacrerait au moins deux jours à juger son ex-mari.

Au terme de notre discussion, Mme P. a affirmé son souhait d’aller aux Assises. Nous l’avons aidée à rédiger un courrier recommandé conjointement destiné à son avocate et au juge d’instruction leur signifiant son refus de la correctionnalisation des viols et son souhait de les voir jugés en Cour d’assises.

Il est apparu clairement que la relation de confiance avec son avocate était rompue. Nous lui avons expliqué qu’elle pouvait en changer et avons suggéré le nom d’une avocate sensible aux droits des femmes et à la question des violences conjugales et sexuelles. Nous l’avons contactée et cette dernière a accepté de l’assister pour la fin de l’instruction, à l’aide juridictionnelle.

Prendre le Droit a poursuivi l’accompagnement de Mme P. dans sa procédure.

En avril 2014, nous l’avons rencontrée à nouveau afin qu’elle nous relate dans les détails les violences qu’elle a subies.

Vingt-deux ans de violences sexuelles, physiques et psychologiques commises par M. D., son ex-mari

En 1984, Mme P. rencontre M. D., pompier, en Bretagne. Elle est impressionnée par un homme qui porte l’uniforme. M. D. se montre prévenant, gentil, généreux et rassurant avec elle.

Quand elle quitte le domicile familial pour s’installer avec lui, elle a 20 ans et n’a jamais eu de relations sexuelles. Elle nous confie que dans leur intimité : « il insistait pour aller toujours plus loin, il était persuasif et arrivait à m’avoir ».

Mme P. est à l’époque agente hospitalière dans une maison de retraite. M. D. commence à la rendre dépendante de lui, il décide de l’ouverture d’un compte commun (elle n’a alors plus de compte personnel). Il la détourne rapidement de sa meilleure amie d’enfance, l’isolant d’un contact extérieur à son foyer.

Ils se marient en 1988. Mme P. ne fréquente que ses frères et sœurs mais peu à peu M. D. instaure un contrôle de ses faits, gestes et paroles empêchant Mme P. de se confier à sa sœur la plus proche, de la violence qu’il installe. En effet, dès qu’elle discute lors de repas, il la fixe, la surveille, l’empêche de rire avec elle et intervient pour mettre fin à leur complicité. Il la rend en outre responsable des conflits avec sa propre famille.

Dès le début de leur mariage, il exerce des violences physiques à son encontre et la gifle régulièrement lorsqu’il se met en colère. Comme pour toutes les femmes victimes de violences, il parvient à lui faire croire qu’elle est responsable de la violence qu’il exerce. Mme P. culpabilise. Elle espère néanmoins qu’il va changer.

M. D. exerce également des violences sexuelles, il lui impose le visionnage de films pornographiques et l’oblige à reproduire ce qu’ils y voient. Mme P. s’y oppose mais M. D. lui dit que cette sexualité est normale, que tous les couples font la même chose. Il profite ainsi de son ignorance en la matière pour lui imposer quotidiennement des sodomies, des fellations, qu’elle ne désire pas.

Lorsqu’il ne parvient pas à ses fins par la parole, M. D. use de la force pour contraindre Mme P. à des pénétrations sexuelles soit en la maintenant soit en la frappant.

Elle donne naissance à une premier enfant en 1992. Comme beaucoup d’hommes violents, il ne la soutient pas pendant sa grossesse et ne s’occupe pas de l’enfant après sa naissance. Mme P. conserve pour le moment son travail, ce qui lui permet de voir encore des personnes extérieures. Elle est inquiète du fait que M. D. doive s’occuper de l’enfant certains week-end où elle travaille, car il se montre violent verbalement avec l’enfant.

A la naissance de leur second enfant en 1995, elle prend un congé parental de trois ans puis elle démissionne de la maison de retraite et devient femme au foyer sur décision du mari qui prétexte que son salaire de cadre dans une entreprise de la région suffit à faire vivre la famille. Il lui dit : « C’est moi qui commande, le chef de famille doit ramener l’argent à la maison ».

La dépendance économique de Mme P. à son mari est totale à compter de 1995.

Il manifeste sa possessivité de plus en plus violemment, en lui prêtant des amants qu’elle n’a pas. Il dit devant elle, aux personnes de passage chez eux, que sa femme est une pute, qu’elle couche avec d’autres hommes.

Il contrôle ses activités de femme au foyer, lui reproche de ne pas avoir fait telle chose ou d’avoir fait telle chose lorsqu’il rentre le soir. Il l’appelle plusieurs fois par jour pour savoir ce qu’elle fait, il contrôle ses dépenses et les kilomètres qu’elle fait avec la voiture (il conserve le chéquier et la carte bancaire du compte-joint et ne lui donne que le strict nécessaire pour les dépenses qu’il prévoit).

M. D. avait pris comme habitude de lui donner des tapes sur les fesses, comme s’il s’agissait d’un jeu. Il le fait également devant les enfants, qui vont peu à peu reproduire le geste du père en donnant des tapes sur les fesses de leur mère.

Mme P. a tenté de se confier à sa famille sur son calvaire mais sa famille lui dit qu’elle ne doit pas se plaindre, qu’après tout elle a réussi sa vie : elle a un mari qui gagne correctement sa vie, des enfants, une maison neuve. Ces réflexions l’ont encore plus renfermée sur elle.

En 2003, elle est de nouveau enceinte. M. D. est odieux avec elle pendant la grossesse : il l’insulte de « grosse vache », de « salope ». Il lui assène qu’elle est nulle, bonne à rien. Par ailleurs, il prétend qu’il n’est pas le père, alors qu’il sait pourtant pertinemment qu’il l’est : comme de nombreux hommes violents, il a besoin de justifier et donc trouver des motifs aux violences qu’il exerce.

A partir de 2005, les violences sexuelles s’aggravent encore. M.D. fabrique un pénis en polystyrène pour lui insérer dans le vagin. Elle refuse mais il la force. Il utilise ensuite toujours cet objet ou une bouteille en verre pour la pénétrer et ce, plusieurs fois par jour.

En 2007, la mère de M. D. décède. Il rend responsable Mme P. de ce décès. Il est de plus en plus violent physiquement et sexuellement. Les enfants sont témoins des violences, entendent leur mère crier mais le père les monte contre elle.

C’est son dernier enfant qui fait prendre conscience à Mme P. qu’il est nécessaire qu’elles fuient en lui disant un jour : « Maman, faut qu’on parte, qu’on change de maison, je veux du calme ».

Mme P. consulte une assistance sociale qui lui conseille de déposer une plainte. A l’été 2010, elle décide de retravailler sans le dire à son mari alors qu’il est en vacances avec l’aîné pendant un mois.

Elle dépose une première main courante à la gendarmerie en juillet 2010. Lorsqu’il rentre de vacances, sa violence redouble, elle est obligée de s’enfermer dans la chambre avec son enfant. Il tente de la manipuler en lui disant derrière la porte : « Ouvre à papa ».

Mme P. s’enfuit et fini par porter plainte

Fin septembre 2010, alors qu’elle se rendait initialement à un rendez-vous avec sa fille, elle décide de changer de parcours et se rend chez sa sœur. Elle ne reviendra plus jamais au domicile conjugal.

En réalité, elle craint pour sa vie car son mari la menaçait de mort depuis son retour de vacances, il détient une arme en temps que chasseur et la chasse rouvrait fin septembre.

Elle reste chez sa sœur plusieurs mois puis obtient rapidement un logement social. Elle réussit à inscrire sa fille dans une nouvelle école mais M. D. fait croire à la directrice qu’elle avait enlevé l’enfant…Elle entame par ailleurs une procédure de divorce.

En 2011, elle déménage dans une ville plus éloignée et intègre un groupe de parole dans une structure associative accompagnant les femmes victimes de violences. Cette initiative lui a donné la force de déposer une plainte en avril 2011 contre son mari.

Une instruction est ouverte en mars 2012. M. D. est mis en examen pour viol commis par conjoint et violences sans incapacité totale de travail par conjoint. Il est placé sous contrôle judiciaire.

Lors de sa première audition en garde à vue, il n’est pas assisté d’un avocat. Il va alors avouer pour partie les violences sexuelles dénoncées par Mme P.

Il admet avoir pu être « insistant » mais dit n’être jamais passé outre un refus. Il déclare sur la fabrication du godemiché en polystyrène, qu’il s’agissait d’un « fantasme » et admet qu’elle ne le partageait pas, que la première fois qu’il lui a montré « il l’a introduit dans son vagin », c’est à dire sans lui demander son avis puis, qu’il avait arrêté, passant donc bien outre son consentement.

M. D. évalue à une dizaine, le nombre de fois où il a « proposé » à Mme P. cet objet : « quelque fois elle en avait envie….quelque part ». Il a finalement admis que 5 ou 6 fois il l’avait « un peu forcée, un peu maintenue ».

Durant son 2ème jour de garde à vue, il a reconnu qu’il l’avait forcée « une dizaine de fois ».

Lors d’un dernier interrogatoire, assisté d’un avocat, M. D. revient sur ses aveux. Il conteste alors toute violence sur son épouse, prétendant, dans un transfert de responsabilité classique, que c’est elle qui le giflait et le griffait !

Lors de la confrontation en janvier 2014, il change de nouveau de version et avoue plusieurs viols avec violences sur Mme P.

C’est après ce dernier acte d’instruction que la première avocate de Mme P. la presse de ne pas s’opposer à la correctionnalisation.

La correctionnalisation : les justifications, notre réponse.

Le mécanisme de correctionnalisation des viols a été maintes fois commenté, critiqué par certain.es, plébiscité par d’autres.

Rappelons-en les tenants et aboutissants :

Les raisons – non-dites officiellement- qui justifient la correctionnalisation massive des viols en France sont les suivantes :
– La Cour d’assises coûte trop cher : en effet, une session d’assises implique de réunir six jurés (tirés au sort parmi les personnes inscrites sur les listes électorales) pendant plusieurs jours ainsi que trois magistrats professionnels, une greffière, un huissier…etc., sans compter les frais de fonctionnement que cela engendre. Il faut également trouver des salles disponibles et il n’en existe pas assez.
– Les jurés ne seraient pas formés à juger des violences sexuelles, notamment des viols conjugaux, acquittant davantage les violeurs que si ceux-ci étaient jugés devant un tribunal correctionnel avec des magistrats professionnels soi-disant formés à juger des violences sexuelles.
– La Cour d’assises serait une épreuve trop dure pour les victimes.
– Une audience correctionnelle sera programmée plus rapidement qu’une audience criminelle.

Ces arguments traduisent le fait que l’État est incapable de réformer son système judiciaire et de lui accorder des moyens adaptés pour rendre véritablement justice aux femmes victimes de violences sexuelles.

Nous lui rétorquons que :
– Si la Cour d’assises coûte trop chère en raison de la présence obligatoire de jurés, nous ne voyons aucun inconvénient à ce que ce ne soit plus des jurés qui jugent les violeurs mais des magistrats professionnels, si et seulement si, ils et elles sont réellement formés à juger des violeurs. Dans le cas contraire, ce n’est pas aux victimes de pâtir du manque de moyens de l’Etat : le budget de la justice doit s’adapter aux coûts engendrés par la tenue de sessions d’assises pour l’ensemble des viols.

– Si les jurés ne sont pas formés aux violences sexuelles, c’est que les programmes éducatifs et les campagnes de communication en la matière sont quasiment inexistants. Les viols, crimes massivement perpétrés par les hommes contre les femmes, continuent d’être traités comme un ensemble de faits divers par les médias et ne fait l’objet d’aucune mobilisation institutionnelle à la hauteur de la gravité de ce qu’il engendre dans la vie des femmes. Si l’État choisit de ne pas former ou au moins sensibiliser la population à cette réalité, nous en revenons au 1er point : des juges professionnels doivent juger de ces crimes. A condition qu’ils-elles soient eux aussi, formé.es.
Or, ce que nous entendons à longueur d’année dans la bouche et à travers la plume des magistrats, notamment des procureurs, nous démontrent sans cesse que la plupart des juges « professionnels » soit n’y connaissent rien, soit n’en ont que faire. Niant majoritairement la structure patriarcale de notre société, ils et elles n’ont aucun sens de la réalité des violences masculines contre les femmes, des conséquences psycho-traumatiques de ces violences, des stratégies des agresseurs, des réactions des victimes…

 – La Cour d’assises n’est pas forcément plus dure pour une victime qu’un jugement par le Tribunal correctionnel. En correctionnel, les affaires de viol sont jugées au milieu des trafics de stupéfiants et des atteintes aux biens, en trois heures maximum. Pendant ces trois heures, la victime n’entend pas parler de viol mais d’agression sexuelle, niant ainsi le véritable traumatisme vécu c’est à dire la pénétration du pénis, du doigt ou de l’objet qu’IL a introduit dans son vagin, dans son anus, dans sa bouche, pour lui signifier qu’il possédait son corps et son être tout entier. Cette négation institutionnelle est un second traumatisme pour les victimes. En outre, être au tribunal correctionnel ne garantit pas aux victimes de n’être pas laminées par l’avocat de la défense et même parfois pas le procureur, notamment quand ce dernier retourne sa veste à l’audience et requiert la relaxe de l’agresseur, ce qui est rare mais peut malheureusement arriver.

 – Nous ajouterons à tous ces arguments, qu’un système judiciaire qui agit de la sorte, bafoue, sous des prétextes budgétaires et fallacieux, la gravité du crime de viol dans la vie des femmes et la reconnaissance du statut de victime de viol indispensable pour qu’elles espèrent recouvrer la paix. Il garantit en outre et massivement, une forme d’impunité pour les violeurs. Un violeur jugé par une Cour d’assises encourt une peine minimale de 15 ans d’emprisonnement, peine réduite à 5 ans devant le Tribunal correctionnel. Les hommes n’auront peur de violer que lorsqu’ils comprendront ce que ça leur coûte, lorsqu’ils seront jugés massivement comme des criminels et non comme de simples délinquants.

Il est absolument scandaleux qu’ils puissent collectivement penser que finalement, pénétrer une femme contre sa volonté va leur coûter quelques mois de prison avec sursis et un maximum de 4000€ de dommages-intérêts pour la victime, c’est à dire des miettes.

Comment une victime peut-elle se reconstruire et cesser d’avoir peur de croiser son violeur quand elle sort du tribunal côte à côte avec lui et qu’il reprend une vie normale, tandis qu’elle va continuer de craindre le croiser à chaque coin de rue ?

La correctionnalisation : Concrètement, comment cela se passe-t-il ?

Le Code de procédure pénale prévoit que pour qu’un ou des viols soient correctionnalisés, la victime doit « ne pas s’y être opposée ».

Son consentement à la correctionnalisation n’est donc pas requis, puisqu’on ne lui demande pas son accord explicite.

Par ailleurs, la loi ne dit rien sur ce qui permet au juge d’instruction de considérer que la victime « ne s’y est pas opposée ». Une lettre de celle-ci doit-elle figurer au dossier ? Non. Un document écrit présentant les « avantages » et les « inconvénients » de la correctionnalisation est-il remis à la victime pour qu’elle puisse se décider ? Non. Une discussion entre le juge d’instruction et elle est-elle prévue ? Non plus.

Concrètement, ce sont les avocat.es des victimes qui disent – verbalement- au juge d’instruction si leur cliente s’y oppose ou pas. Donc en réalité, il s’agit la plupart du temps d’un arrangement entre le procureur, le juge d’instruction et l’avocat.e, ce/cette dernier-ère étant garant de la volonté de sa cliente. Pour peu qu’il/elle ait intérêt à la correctionnalisation3 , il est évident que ses prétendus « avantages » seront davantage soulignés que ses « inconvénients ».

Le Code de procédure pénale dispose qu’une fois la correctionnalisation ordonnée par le juge d’instruction, et l’affaire audiencée par le Tribunal correctionnel, la victime, qui était représentée par un avocat pendant l’instruction, ne peut juridiquement plus s’y opposer.

La correctionnalisation dans le dossier de Mme P.

Mme P. s’était donc formellement et officiellement opposée à la correctionnalisation des viols dont elle a été victime : le procureur de la République, le juge d’instruction, sa nouvelle avocate, plus personne ne pouvait l’ignorer.

Mais le 25 juin 2014, elle était destinataire d’un réquisitoire définitif aux fins de non-lieu du procureur de la République.

Compte tenu du dossier (aveux au moins partiels du mis en cause), l’avis de non-lieu du parquet était peu probable. Nous l’analysons donc comme une sanction contre Mme P. pour avoir refusé la correctionnalisation, et comme une forme de « proposition » du parquet (donc de l’Etat) à ce que le juge d’instruction puisse renégocier confortablement sa décision avec Mme P., ou plutôt avec sa nouvelle avocate.

La lettre de la première avocate de Mme P. à sa cliente, lui transmettant les réquisitions de non-lieu du ministère public, est d’ailleurs tout à fait éloquente : « Je vous avais précédemment fait part du risque qu’il y avait dans ce dossier à refuser la correctionnalisation ». Cette phrase assumée par une avocate qui n’est pas née de la dernière pluie, est limpide. Elle signifie : on ne refuse pas impunément une demande de correctionnalisation émanant de la « justice » !

Nous y reviendrons. Voyons d’abord comment le procureur motive sa décision.

Des réquisitions écœurantes et irresponsables

Dans ses réquisitions, le procureur relève d’abord « un décalage manifeste » entre la version de Mme P. et celle de son ex-mari.

Mme P. a porté plainte pour viols. M. D a admis au cours de l’instruction qu’il l’avait « un peu forcée, un peu maintenue » ; a dit à l’expert psychiatre qu’il « ne l’a jamais forcée ; n’a jamais été violent, ajoutant qu’au bout d’un certain temps, elle finissait le plus souvent par dire qu’elle était d’accord et qu’elle se laissait faire… Que lorsqu’elle continuait à dire non, il arrêtait (…) ».

Cela ne peut être plus clair : M. D. admet la contrainte physique, admet qu’elle cédait parce qu’il insistait (rappelons que Mme D. ne travaillait pas et était donc économiquement dépendante de lui), admet qu’elle disait non aux actes sexuels et qu’il n’arrêtait que lorsqu’elle « continuait » à dire non.

Le « décalage manifeste » observé par le procureur nous échappe donc totalement.

Le procureur affirme qu’il n’y a pas « d’éléments extérieurs » qui viennent corroborer la parole de Mme P. alors que le dossier contient les aveux du violeur.

Il met en doute la véracité de sa parole au prétexte qu’elle s’est rendue à la gendarmerie dans un premier temps, sans déposer plainte ;

Il lui reproche un défaut de spontanéité dans son dépôt de plainte, prétendant qu’elle l’aurait fait uniquement pour gagner sa procédure de divorce ;

Le procureur traduit sa plainte comme celle d’une femme frustrée, mal aimée.

Puis, après avoir retranscris tous les aveux de M. D., le procureur (se) questionne : « Pour autant doit-on analyser le comportement de M. D. comme étant celui d’un agresseur sexuel ? » Imaginerait-on un procureur, après avoir rappelé qu’untel est entré dans une banque avec une arme et en est ressorti avec une valise de billets, écrire : « Pour autant doit-on analyser le comportement d’untel comme étant celui d’un braqueur de banques ? ».

Il affirme ensuite : « c’est difficilement concevable que son mari lui ai imposé de visionner des films pornographique sous contrainte », sans expliquer cette affirmation. On ne comprend pas bien en quoi un homme qui peut violer sa femme, ne peut pas lui imposer des films pornographiques !

Il conclue : « Intrinsèquement, l’utilisation d’objets n’est pas caractéristique d’une relation sexuelle agressive. Il n’est pas contesté par l’intéressé que cette pratique n’a pas suscité l’adhésion de son épouse, plutôt demandeuse de relations intimes plus douces, mais pour caractériser une infraction d’agression sexuelle, il faut établir le recours aux éléments de violence, contrainte, menace ou surprise au sens l’article 222-22 du code pénal.

Dans le présent dossier, il n’est pas démontré, au sein de ce couple marié, que M. D. ait surpris, menacé, contraint ou exercé des violences pour obtenir les faveurs sexuelles de son épouse.
La notion d’insistance n’appartient pas au même registre et s’il admet avoir pu être insistant, c’est dans un contexte où, à partir de 2007, Mme P. ne dormait plus avec lui, ce qui suppose qu’elle ne s’opposait pas à sa venue dans leur ex-chambre conjugale .

Par ailleurs, dans une appréciation in concreto de la relation sexuelle entre époux, il est patent que M. D. ne paraît pas avoir eu conscience de forcer, au sens strict du terme, le consentement de Mme P. Dans son esprit, il était pris par une sorte de dynamique d’ « action de l’amour » (!!!).

En définitive, faute de pouvoir caractériser en l’espèce l’élément intentionnel de l’infraction d’agression sexuelle, il sera requis non-lieu du chef de viol. S’agissant du délit de violences, non démontré, il sera également requis non-lieu ».

Prendre Le Droit, les associations féministes en général, s’attachent à analyser les obstacles qui se dressent sur la route des femmes en termes politiques, à mettre en cause un système, à critiquer des institutions.

Mais nous ne pouvons nous empêcher de nous demander : que se passe-t-il dans la tête de cet être humain là, de cet homme, quand, derrière son ordinateur, il rédige ses réquisitions ? A quoi pense-t-il ? Que protège-t-il en lui ? De lui ? En général, comment se comporte-t-il avec sa compagne, s’il en a une ? Que pense-t-il personnellement de la manière dont le consentement sexuel doit se donner ou se solliciter ? Que pense-t-il des femmes ?

Que pense-t-il des femmes, par exemple, lorsqu’il écrit que « Mme P. ne dormait plus [avec son mari], ce qui suppose qu’elle ne s’opposait pas à sa venue dans leur ex-chambre conjugale » ?

Sauf à révéler une vision des rapports homme-femme et surtout mari-épouse empreinte de « devoir conjugal », nous ne comprenons pas -justement- en quoi faire chambre à part SUPPOSE de ne pas s’opposer à la venue de son mari : le sens de faire chambre à part pour un couple veut en général dire l’inverse.

Le même procureur, le même homme, aurait-il pu écrire : «Untel lui a arraché son sac, ce qui suppose qu’elle ne s’opposait pas à le lui donner ? ».

Voilà un exemple symptomatique de la manière dont la justice donc l’État, traite des violences sexuelles commises à l’encontre des femmes.

En utilisant la définition légale très restrictive du crime de viol, puisque la notion de consentement des femmes est absente de cette définition, le procureur de la République sanctionne en réalité Mme P. d’avoir refusé la déqualification des crimes dont elle a été victime par son ex-mari. Le chantage est patent : « si vous refusez, vous n’aurez pas de procès du tout».

Une correctionnalisation contrainte et forcée « au sens strict du terme ».

Il est donc aisé de répondre à notre question initiale : « Que s’est-il passé entre le refus de la correctionnalisation par Mme P. et la correctionnalisation ? ».

Il s’est passé qu’elle n’a pas eu le choix. En cela, l’institution judiciaire a répété ce dont Mme P. a été victime pendant une très longue période de sa vie : elle a exercé une contrainte, a fait planer une menace – « pas de correctionnalisation, pas de procès » – s’est contre fichu de sa volonté. Mme P. n’a pas eu le choix, comme nombre de femmes, nonobstant la rengaine que l’on ne cesse de nous servir sur le fait que la correctionnalisation, ce sont les victimes qui la souhaiteraient, qu’elles seraient d’accord pour cela.

Sur nos conseils, Mme P. avait changé d’avocate après avoir formellement refusé la correctionnalisation des viols. La nouvelle avocate était très réservée sur les chances de mise en accusation de M. D. devant la Cour d’assises au moment où elle a pris connaissance des réquisitions du procureur commentées plus haut.

L’institution a donc eu gain de cause : Mme P. a du plier, se résigner, capituler. Pour avoir droit à un procès plutôt que rien, elle a été contrainte d’accepter que sa nouvelle avocate « négocie » encore avec le juge d’instruction la correctionnalisation des viols. Comme dirait son ex-mari devant son insistance, « elle a fini par accepter et se laisser faire ». La ressemblance entre l’institution judiciaire et les stratégies d’agresseurs est parfois saisissante.

Mme P. n’a pas su tout de suite si cette « négociation » avait fonctionné. Elle espérait encore que malgré l’avis du procureur de la République, le juge d’instruction décide quand même de mettre M. D. en accusation devant la Cour d’assises.

Bah non :

« M. D. a, à plusieurs reprises tout au long de la procédure, reconnu qu’il avait pu imposer certaines pratiques sexuelles à son épouse en usant de la force. (…)

Le fait qu’il ait pu être « pris dans l’acte d’amour » ou que son épouse ait pu accepter à certaines occasions certains rapports sexuels ou l’utilisation d’objets au cours de ces rapports ne le dispensait pas de vérifier à chaque fois que son épouse était bien consentante et qu’il ne lui imposait pas ce rapport ou une pénétration de force. (…)

Au vu de ces éléments, il existe des charges suffisantes contre M.D. d’avoir commis des faits de viols sur la personne de son épouse.

Au vu du contexte, il a été propose aux parties que les faits puissent faire l’objet d’une « correctionnalisation ». [M. D. a fait part de son accord et Mme P. aussi.]

M. D. sera par conséquent renvoyé devant le tribunal correctionnel du chef d’agression sexuelle par conjoint pour la période allant du 01 avril 2008 au 26 septembre 2010, date de la séparation effective ».

Les violences volontaires ont par ailleurs fait l’objet d’un non-lieu.

Le « contexte » évoqué par le juge serait-il la chambre à coucher de Mme P. et M. D. ?

Mme P. a fini par se plier aux desiderata de la « justice » patriarcale, elle aura droit à un procès. Elle a été contrainte de s’en réjouir, on se satisfait de peu dans ces circonstances.

C’est scandaleux mais malheureusement on ne peut plus commun.

Autre conséquence de la transformation du crime en délit : M. D. ne peut être poursuivi pour les viols qu’il a commis sur Mme P. avant avril 2008. En effet, les crimes se prescrivent au bout de 10 ans mais les délits se prescrivent au bout de trois ans ; Mme P. a déposé plainte en avril 2011 : toutes les violences sexuelles antérieures à avril 2008 sont dorénavant prescrites…

La violence du système judiciaire français à l’endroit des victimes de violences sexuelles n’a pas de limites.

Nous sommes désormais dans l’attente de la date de l’audience.

Une nouvelle épreuve attend maintenant Mme P.

Quelle va être la position du parquet à l’audience ? Va-t-il changer d’avis ou camper sur ses positions ? Et continuer à saquer Mme P. ?

M. D. va-t-il changé son fusil d’épaule et finalement revenir sur ses aveux à l’audience ? Son avocat s’appuiera t-il sur le réquisitoire du parquet pour décrédibiliser Mme P. auprès des magistrats du tribunal correctionnel ?

Par ailleurs, cette épreuve pourrait prendre juridiquement des formes contrastées selon l’énergie, les moyens de Mme P., la volonté de son avocate : soit elle se soumet définitivement à la voie judiciaire qui lui a été imposée, soit elle continue à se battre pour dénoncer l’injustice dont elle a été l’objet et vise une audience devant la Cour d’assises, avec les vicissitudes et les aléas d’une telle option.

Au moment où nous rédigeons ces lignes, nous n’avons pas encore exposé l’alternative possible à Mme P. et à son avocate. Il est possible qu’elles la jugent trop audacieuse, trop farfelue, trop fatigante ou vaine.

Il s’agirait de maintenir un bras de fer avec l’institution judiciaire, et soulever, devant le Tribunal correctionnel, l’incompétence de ce tribunal à juger d’actes relevant de la Cour d’assises, en dépit du verrouillage de la procédure par le Code de procédure pénale.

En effet, à partir de maintenant, c’est normalement l’article 469-4 du Code de procédure pénale qui s’applique. Il nous dit que l’incompétence du Tribunal correctionnel ne peut plus être soulevée à l’audience « si la victime était constituée partie civile et était assistée d’un avocat lorsque le renvoi [devant le tribunal] a été ordonné ». Ce qui est le cas de Mme P…

Mais selon nous4 cet article est illégal et contraire à la Constitution.

« L’illégalité de la loi » est une idée assez étrange en soi mais le fait est, que certaines dispositions légales entrent en conflit avec d’autres lois qui énoncent des grands principes du droit5 , en l’occurrence du droit pénal.

L’un de ces principes qui constitue la colonne vertébrale du droit pénal et qui est martelé dès la première année des études de droit peut être énoncé de manière simple : le droit pénal est fondé sur une hiérarchie entre trois types d’infractions, les contraventions, les délits, et les crimes, classées des moins graves aux plus graves et déterminant la compétence des juridictions qui vont juger chacune de ces catégories.

La catégorie des crimes relève de la Cour d’assises. Et puis c’est tout.

Cette règle est directement liée aux principes constitutionnels « de légalité des délits et des peines » et de « compétence des juridictions », rendant l’article 469-4 du Code de procédure pénale également contraire à la Constitution.

Le Tribunal correctionnel devrait donc écarter cet article et accueillir la demande de Mme P. d’incompétence du tribunal au profit de la Cour d’assises, notamment parce que la preuve de son refus de la correctionnalisation réside déjà dans une lettre recommandée adressée au juge d’instruction.

Quoi que décide Mme P., nous serons à ses côtés devant le Tribunal correctionnel.

Laure Ignace et Françoise Dumont
Prendre le droit – Féministes pour un monde sans viol[s]*

 

1. Par lettre recommandée avec accusé de réception.
2. Notons que Mme P. n’a pas sollicité le Collectif Féministe Contre Le Viol, association fermement opposée à la correctionnalisation des viols.
3. Pour plusieurs raisons : la crainte de la Cour d’assises, le risque de désorganiser un cabinet pour plusieurs jours etc.
4. Cette analyse est partagée par des juristes, des associations, voir notamment http://lacorrectionnalisationduviol.wordpress.com. L’AVFT a déjà tenté de soulever l’incompétence d’un tribunal correctionnel après une ordonnance de correctionnalisation et est allée jusque devant la Cour de cassation, procédure qui s’est clôturée sur un échec.
5. Le meilleur exemple que la loi peut être illégale est celui de l’ancien délit de harcèlement sexuel, abrogé par le Conseil constitutionnel pour non-conformité à des normes constitutionnelles.

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